mardi 20 décembre 2016

Un texte polémico-poétique du jeune écrivain haïtien Peter CÉNAS.


J’AIME MON PAYS, MAIS JE SUPPORTE MAL SON ODEUR.



À l’instar des valeureux précurseurs qui consentirent des sacrifices presque inconcevables pour déterrer sous les bottillons du colonialisme le peu de fierté qu’il restait à cet humus dépouillé jusqu’aux os, je m’obstine à croire qu’il n’est d’acte plus infâme, que de refuser de valoriser l’existence du pays qui nous a vus naître. Comme on le sait bien, la promesse la plus considérable qu’on puisse  jamais faire à un mourant  est celle de lui jurer que ses ossements ne seront pas abandonnés à la merci du vent ou encore laissés aux vautours et aux chacals. J’aime trop Haïti pour souhaiter la voir finir ainsi. Haïti, dans sa déambulation longitudinale, ses pas mornes  vers une extinction planifiée, aurait dû avoir un bras sur lequel s’appuyer; une bouture à mettre en terre, celle qu’on prélèverait de son cadavre à sa mort. Des fils, peut-être, qui sauraient porter ses restes, comme Zarathoustra transporta celui du danseur de cordelette qui, une fois qu’il apprit qu’il ne se serait pas abandonné aux freux et aux autres charognards dont l’appétit pour les cadavres est connu de tous, mourut comme il plairait à n’importe quel suzerain de faire le grand saut.


Je ne suis certainement pas le premier des patriotes et des fils de cette imposante nation. Des patriotes qui ont payé de leur sang, de leur chair et de leur vie pour que cette terre, avec tout ce qu’elle a de complexités psycho-historiques et nécessairement d’imaginaire, puisse voir ne serait-ce qu’une lueur de jour. Mais, je ne sais par quelle combinaison, je l’ai à cœur, ce pays.


C'est la terre de ma mère, mon premier et mon éternel amour. Tout ce que je me vante d’être aujourd’hui, je le dois à ses arbres, ses fleurs, ses oiseaux, ses légendes, ses mornes, ses plages, son odeur et également à ses princesses aux yeux de lunes coruscantes, aux bras de charmes et aux jambes de rêves inouïs.


Si, par quelque mésaventure, ou même par un hasard fort déplaisant, je devais me retrouver à quelque endroit que ce soit, je l'emporterais avec moi, tel un sabre fantasmagorique, planté dans le cœur. Même si j’avais en moi-même le sentiment de porter une mise, presqu’indigne de la cause, pour parler honnêtement. Car l’amour de son pays ne doit pas chasser l’honnêteté de l’homme, voire tuer la vérité. Ce qui me contraint à avouer à qui veut bien l’entendre que je nierais sans conteste l’Éden céleste, si cela pouvait m’aider à le voir cheminer sur le glorieux tapis rouge de la vie. C’est une grande terre d’histoires. Une terre de grands symbolismes et de mysticismes. Mais hélas ! Je porte, telle une douleur de l’enfantement, cette incertitude, ce vent exterminateur qui défait  toutes les petites fleurs d’espoirs sur nos visages immaculés, ce manque de mansuétude qui manœuvre plus d’un de mes confrères haïtiens, ce cri rauque, cet appel de détresse qui arrive à mes oreilles, cette perception de frayeur, de panique qui me fait crisper les doigts, jusqu’à me culbuter vers une mort subite; je n’aime pas ce sourire gelé que mes frères arborent sur leur frimousse, ce manque de chant d’oiseau dans nos vergers, ce mal de vivre qui rabote mes rêves d’adolescent et cette tentation entêtée de fuir et de me fuir moi-même qui me travaille un peu plus chaque jour. Haïti est une terre de grandes méditations, de pensées profondes et de rêves de liberté. Comment prétendre nier cette grande vérité ?


Mais parce qu’elle est sans fin repoussée par ses amis-ennemis, on n’en écope que des journées ne portant plus d’espoir aux lèvres. J’aime mon pays, mais je n’aime pas le mal de vivre qui y plane; il me ronge la tête, c’est un cancer.


Hormis les carcasses du temps qui s’en va dans le cri des enfants, il ne me reste plus rien. Plus d’ethnomusicologie, plus de mystères noctambules sous les ailes des chauves-souris pour m’inviter à danser; les nuits n’ont plus de secrets à me chuchoter, la lune ne me convie plus et les criquets me privent de la romance de leur stridulation.


À force de vouloir accéder au pouvoir, en cette fin des temps, il n’y est plus de paroles bienheureuses et surtout de valeurs, celles qui servaient de parure à cette grande terre verdâtre, _ qui ne soient pas parties à hue et à dia: toutes les bonnes traditions, les tim-tim, bwa sèch, les krik-krak, les contes à la croisée des étoiles, sous l’œil accort de la lune ; les poèmes mythologiques et tous les plus gracieux sentiments de patriotisme — lesquels régissaient, par le passé, les rapports de nos prédécesseurs disparus — sont à présent des masques que nous portons cyniquement sur le bout du nez. Nous en usons quand l'envie nous prend, pour dissimuler à longueur de journée. Car la tromperie, la sauvagerie, la violence sexuelle, l’inhumanité, l’incompétence et les fraudes électorales sont les seules lampes qui brillent ici. Pourtant, ces lampes sont aussi faméliques que les ténèbres ; car elles dévorent le pays tout entier et gobent toutes les valeurs qui y vivotent.


C’est l’ère d’un cuisant obscurantisme. Le mal y bat son plein. La vie même s’en va en désordre, telle une ligne brisée, avec un pneu enflammé autour du cou.


C'est à peine si nous pouvons nous identifier à l'emblème de ce valeureux peuple anticolonialiste, anti-esclavagiste; ce peuple aux savoirs multiples, ce peuple vaudouesque, ce peuple aux dents d’acier que nous fûmes, dans une autre vie. À ce  propos, personne ne peut prétendre subodorer que l’Haïtien se soit alloué la peine de chercher à se modeler ne serait-ce que pour une fois, après plus de deux-cents ans, sur ce modèle de peuple. Et la raison, s’il est raisonnable d’en parler, en est que le «réel haïtien» a été, voilà déjà longtemps, noirci et diabolisé. Par conséquent, nous ne pouvons que nous plaire à exister de plus en plus avec nos rames d’illusions et nos espérances n'ayant ni tête, ni queue. Du moins, on est là tout carrément : délaissé, affamé, pillé et surtout seul. Seul avec un pays courageux, mais blessé à mort. Pour toute consolation, on souffre de nous laisser comprendre, de bonne grâce, ce qu’il en était de nos droits, aux temps des suffrages universels, de voter pour celui qui satisferait  nos besoins. Mais jusqu’ici, si on nous implore de citer au moins trois présidents qui ont été élus démocratiquement, nous aurons du mal à nous souvenir à quand remonte la dernière date où nous avons organisé des élections honnêtes, transparentes et démocratiques. C’est à croire que nous votons, certes ! Mais quand il faut casser l’œuf, tout devient trouble et suspect. D’où la question : Staline  n’a-t-il pas raison de croire que ce ne sont pas ceux qui votent qui comptent, mais ceux qui comptent les votes ? 


Personne n'y voit rien. Le pays s’éteint timidement, et l'illusion d'être au mieux abrite la réalité loin de nous. De sorte que, intellectuels ou pas, nous ne faisons que tâter la poule aux œufs d’or. Mais d’aucuns ne se satisfont pas même de ce marasme ontologique. Ils font tout pour passer du mal au pire, quitte à se joindre, à s’assimiler au superficiel pour se faire par la suite un nom et enfin avoir une petite agora dans ce grand holding du paraître. Ce fascinant cheval de Troie, semble-t-il, est ce à quoi tous les Haïtiens, ces derniers temps, se tiennent, alors que le pays s’en va dans une volée de cendres.


Grands, petits, écoliers, commerçants, directeurs, travailleurs, piétons, voituriers, politiciens, et même les monstres d’apocalypse, — ces célèbres messieurs qui font, au vu et au su de tout le monde, ce qu’il est d’usage de faire dans les couloirs, ou de ne pas faire du tout, — veulent tous être au timon des affaires. Ils montent au créneau. Tandis qu'à Port-au-Prince, cette petite jungle de cannibales où tous se mangent l’un l’autre, l'inattendu arpente les rues, et tète le pays jusqu’à sa dernière plaquette d’espoir d’être.


Mais personne ne discerne rien. Ils ont tous les yeux immobilisés sur le ring électoral. Si bien que le prétendu élu n'en est même pas encore à un quart de son mandat  que déjà un autre, beaucoup plus avare que lui, envie, comme toujours, sa position, et rêve de le faire capoter violemment.


Cette envie, cette avidité et cette soif intense de pouvoir sont à deux doigts de dévorer à pleines dents  toutes nos coutumes, voire ces complexités  et ces valeurs qui façonnent encore le peu qu’il nous reste du «réel-haïtien», au point que le doute, l'incertitude et la peur coulent dans des rivières de sang sous nos pas titubants. 









Peter CÉNAS





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