jeudi 10 novembre 2016

Un ARTICLE du regretté Jean-Claude ROSSIGNOL sur l'un de recueils de poèmes de Patricia Laranco.

Voici un texte que mon ami le poète, peintre, conférencier, critique d’art et anthologiste Jean-Claude ROSSIGNOL, qui, hélas, nous a quittés le 14 mai de cette année, a eu la grande gentillesse d’écrire pour moi, en 2002. Il a, en qualité de préface, brillamment inauguré mon recueil de poésies intitulé Circonvolutions, publié en la même année et aujourd’hui épuisé.
Je le publie ici parce que c’est le seul texte que je possède de Jean-Claude, et qu’on peut y déceler cette extraordinaire façon qu’il avait d’ « entrer dans un livre », de saisir avec une justesse et une sensibilité rares, en s’impliquant complètement, la poésie des autres. Il donne un probant aperçu de son attention de critique, sérieuse, passionnée et entière.
Jean-Claude fut, de plus, avec sa compagne, Christiane LAÏFAOUI et pendant de nombreuses années, au travers de l’association Les Messagères du Poème un soutien hors pair de l’écriture poétique francophone au féminin par le biais de nombreuses anthologies ainsi que maints récitals-galas, au CENTRE WALLONIE-BRUXELLES de Paris.
Ce sont deux figures qui nous manquent…


P.L



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Une femme poète, Patricia Laranco.


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       Peut-on mieux s’imprégner de la personnalité d’une poète qu’en la lisant ? Et, lire de la bonne poésie est un plaisir rare. Les poèmes de Patricia, en vers libres ou en prose poétique, expression qu’elle utilise volontiers, sont poésie pure.
       Son dernier recueil, le cinquième, « Circonvolutions », se subdivise en deux parties, « Harmonie » et « Chaos », dont les textes regroupés sous ces titres se différencient surtout par une composition traditionnelle dans l’esprit de la poésie contemporaine, pour les uns, et une inspiration torrentueuse courant en trombes verbales sous la plume, pour les autres.
Dans « Harmonie », la femme poète se reconnait dans les vertus de la solitude (« -tu es seule ! »), cette nécessité de solitude intérieure souhaitée par Rainer Maria Rilke et André Breton (« se recharger en milieu isolé »), dans laquelle elle se recompose, s’éveille au monde, à la nature qui l’entoure, et sans laquelle elle ne pourrait créer. La phrase poétique de Patricia surgit sinueuse, elle serpente en circonvolutions dans son univers psychique et capte le sentiment ou la sensation choisie qu’elle nous livre à chaud, métaphoriquement transmuée par le verbe. Lieux, éléments, végétation, lumière, nous sont rendus en termes concrets, avec le maximum de vérité, de pouvoir de suggestion. Les mots-sentiments, les mots-sensations (noms, adjectifs, verbes), souvent composés, combinés, agglutinés en trouvailles heureuses, fusent expressifs, colorés à nos yeux, à nos oreilles presque, et les poèmes qui les englobent avec eux. Les textes sont conçus tels des soliloques déambulatoires où l’on devine un dialogue intérieur, muet, de la poète avec elle-même, comme une invitation au voyage, moment magique d’ « un petit matin », mystère d’un jardin « lavé par la pluie », ou, apostrophe familière à la nature personnifiée, « Ah je te connais bien vieux Septembre… ». Les textes variés se présentent en laisses courtes ou échevelées et extensives sur la page, suivant l’inspiration (« Veillée par l’ombre »), ou sagement rangées en rectangles.
       (« Quotidien », « Après l’averse », « Premiers âges »), bijoux de tableautins impressionnistes (« Novembre lie-de-vin », impression « Après l’averse »), les demi-saisons, l’automne et septembre étant sa saison d’élection. Ses poèmes, qu’ils soient au carré, à la métrique proche du sonnet, en quatrains ou en prosodie libre, touchent à l’ultime intimité de l’être.
       Le lecteur se reconnait dans ses paysages intérieurs, reflets de l’extérieur, où la poète se love. « Les Déments » est un texte saisissant de présence, Patricia a vécu, il est vrai en observatrice, dans un milieu d’enfermement pour personnes âgées. Ses tableaux (leur auteure est aussi peintre et photographe) poétiques, « Babils », « Terrasse de café », par leur spleen avéré, s’ils dépeignent un spectacle ambiant enjoué, trahissent son émotion qui s’épanche en accents baudelairiens (Baudelaire et Rimbaud sont une de ses premières influences). La poésie y nait du décalage entre les sensations du monde extérieur et le sentiment de son moi, de la « stupide pesanteur » de l’un en opposition au « diffus sentiment de n’avoir prise sur rien ». Le monde lui fait penser à «  une vaste toile cirée, d’où toute aspérité se trouverait bannie » (« Quotidien »). Seuls, peut-être, les paysages champêtres qu’elle côtoyait dans son enfance et dont elle a la nostalgie la laissent « palpitante d’émoi ». Ce décalage, ce dédoublement du moi poétique se retrouve dans « Buffets de gare », lieux de transit, d’arrachement où la poète confie sa souffrance, son déchirement, « ombre partagée » entre exubérance extérieure et tristesse intérieure, « partir » et arrivée, « quitter et aller vers ». Elle nous suggère l’ambiguïté « déprimante » de ces lieux doubles, troubles, révélateurs. Ils lui font découvrir sa « nature de déracinée chronique ». En effet, Patricia est née à Bamako au Mali, sang-mêlé d’un père français d’origine espagnole et d’une mère mauricienne elle-même métisse.
Sang-mêlé d’Afrique et d’Europe aussi pour avoir passé sa petite enfance en Afrique Noire (Mali, Guinée, Cameroun), puis en France, en Charente et dans le Béarn (elle a fait ses études à Pau), avant de s’installer à Paris.
Par affinité, elle se sent plus proche de son ascendance maternelle, mauricienne/créole, déterminante à ses yeux, qui s’ajoute à l’influence africaine et à la culture de langue française. Elle assume pleinement son métissage, sa diversité forgeant sa singularité. La créolité, chez Patricia, ne se pare pas d’emprunts langagiers, elle se signale par l’acuité de son regard introspectif, à la sensibilité exacerbée, que révèle sa poésie d’exil et de nostalgie.
       De sentiment d’absence d’attaches en quête de ses racines. Son métissage n’induit-il pas également sa prédilection pour le chiaroscuro, les demi-teintes, les recoins « voilés d’ombre » qui accusent le mystère, « les contrastes cruels/parce qu’exaspérés de l’ombre et su soleil » ? Elle excelle à conter « les fantômes des lueurs », « les reflets sur les boiseries », les moments doubles du petit matin et du crépuscule, entre chien et loup. Sensations duelles qu’exprime son poème « L’Androgyne », être double aux principes masculin ou féminin dominant, en proie, « le sexe scellé », à une schizophrénie ontogénique le vouant à une solitude dirimante, prisonnier qu’il est de ses impulsions contraires attirance/rejet, désir/principe de réalité tel un « intouchable » enfermé dans son « impossible vivre ». C’est dans la solitude que la femme poète se ré-unifie, réfléchit et trouve un sens à sa vie, la méditation entrainant une « transmutation des lambeaux du réel », la déconnexion indispensable à la compréhension spirituelle souhaitée « fulgurante et désincarnée » (voie sèche), ou « progressive et patiente » (voie lente), vers l’ascèse, la sagesse. « Ascèse » ponctuant cette première partie en « Harmonie ».
Et c’est le « Chaos » (deuxième partie), baroque, torrentueux. L’avalanche née du choc des idées et des mots, « M’éveillant, m’émerveillant/veillant, me vermeillant, m’ayant moi-même instituée mot/des images me flagellent ». Les mots, la phrase ont grossi comme après un orage, les vocables tourbillonnent, « boule issue de l’argile où l’eau fait des bouillons-collines » (« Sardanapale », un de ses premiers poèmes en prose, composé à vingt ans). C’est le signal d’une révolte de l’imaginaire qui ouvre les vannes à un exotisme débridé dans un grand roulement verbal d’images surprenantes, inventives. Une écriture semi-automatique déversée à gros tonneaux, où feu eaux, feu villes, sang, houle, mot vérandas, « mots-mémoire », « hypnose parue-parure » se mêlent, inextricables. Ces flots logorrhéiques comme issus d’un gave en crue ne sont pas sans s’apparenter aux flamboiements véhéments des « Chants de Maldoror » en ce que la laisse en liberté d’ »Harmonie » s’est muée en une écriture éclatée, mais non plus « en reliance » au premier degré (cette veine poétique de « Chaos » ne s’inscrit pas dans un espace-temps particulier, continu, de la vie de Patricia, elle alterne avec son autre manière). « Le petit matin » s’identifie dès lors à des « mammouths cendrés qui se reposent ».
« Et aujourd’hui ? Jour vert que le lichen surveille ». La phrase (ou le vers) se déroule toujours serpentine, mais elle arrache ! Elle arrache rageusement au passage les racines des plantes « qu’elle traine dans la poussière pour les rendre méconnaissables ». Une imagerie différente s’affirme, où le verbe oublie de bon cœur son sujet. La prosodie, même plus sage, ne gène en rien le délire métaphorique qui, « dans un fracas de lumière », renouvelle le texte, son objet. Et toujours réapparait la dualité : « Deux moitiés de cerveau conversaient en silence », schizophrénie latente que porte en elle la poète. « Le cerveau en deux moitiés », parlant philosophie, est-ce, comme elle se le demande, cette nécessité de dépassement de la lettre et du monde, « l’envol nécessaire et souhaitable » (« Etonnement »), « le blanc crépitant de l’envol » ? « Tout ce qui existe est doublé d’un spectre pensif…doublé d’une aile » (« Merveille »), et la poète n’est plus qu’« un nain fourvoyé/au visage qui quête/surpris dans son envol/solitaire d’oiseau » (« Pleine lune »).
Dans « Seul libre » (« Seule ivre »), la poète nous livre une clé, celle de la rédemption possible. Solitaire comme la lune qui la suivait, « cœur que l’on avait arraché de ma poitrine »… »nous pleurions, âmes séparées que nous étions seuls libres. La poète, l’image de son moi « disloquée », dépaysée, dé-racinée, « prise en tenaille » entre ses origines métisses,, conserve la volonté intime de réintégrer la terre perdue/promise, « Mother India » personnifiant la quête spirituelle d’un Orient régénérateur. La recherche de l’unité perdue entreprise par le biais du langage (lecture/écriture) amorce cette reconquête personnelle (la « Bhagavad-Gita », livre de la sagesse hindoue, est le livre de chevet de Patricia) d’une terre natale dispersée à l’unité retrouvée, d’une diversité d’origines surmontée grâce à une écriture métisse singulière.





Jean-Claude Rossignol

Le 12/02/2002

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