vendredi 18 mars 2016

Lecture ( linguistique, anthropologie) : Jean-Marie HOMBERT, AUX ORIGINES DES LANGUES ET DU LANGAGE, Fayard, 2005.



Cet ouvrage de 516 pages, véritable « pavé » truffé de belles photographies et d’encarts destinés à détailler un peu le propos, nous convie à une captivante plongée dans l’énorme mystère du langage articulé humain (le véritable « propre de l’Homme ») : quand et pourquoi est-il apparu ? A quel(s) besoin(s) répondait-il ? Quelle est sa véritable nature, en regard des autres codes de transmission de l’information que l’on a repérés dans le monde animal ou humain (le langage du corps exprimé par des postures, des expressions, des regards et des gestes et le langage des signes utilisés par les personnes sourdes) ? Son rôle a-t-il été déterminant dans le processus d’hominisation ? Pourquoi ne parlons-nous pas tous la même langue ? Y-a-t-il eu une LANGUE-MERE dont seraient issues toutes les langues actuelles ? La notion de macro familles de langues est-elle pertinente ? Comment et pourquoi le jeune enfant acquiert-il le langage ? Les langues parlées ont-elles, oui ou non, un lien avec la spécificité génétique des groupes qui les parlent ? Le langage est-il un code véritablement efficace dans la transmission de l’information ?
Sous la houlette du linguiste du CNRS Jean-Marie HOMBERT, ce ne sont pas moins de 19 chercheurs de haute volée, onze linguistes, un archéologue, un paléoanthropologue, un éthologue, un neuropsycholinguiste, deux philosophes, un généticien des populations et un neurogénéticien, qui nous livrent leurs réflexions, leurs hypothèses, les résultats de leurs expériences et leurs diverses pistes de recherche. Voilà qui ouvre un vaste champ…
Mais force est – ils en conviennent eux-mêmes tous au fil de cette quinzaine de chapitres qui forment un ensemble très complet, très pluridisciplinaire – de constater qu’ils ne possèdent encore que très peu de certitudes, de réponses à leurs propres questions, à nous offrir. En science, la prudence est toujours obligatoirement de mise – et particulièrement, dans toutes les études se rapportant à l’Homme, cet animal ultra complexe, au passé et à l’évolution encore largement énigmatiques.
Ce qui est sûr, toutefois, c’est que notre langage articulé n’aurait jamais pu apparaître sans un certain degré de développement du cerveau (augmentation de volume – complexification) et donc, sans la possession de certaines capacités cognitives, eux-mêmes d’ailleurs étroitement liés à une vie de groupe très intense, à une interaction sociale de plus en plus complexe.
On soupçonne de plus en plus qu’il a dû être précédé par un PROTO-LANGAGE plus simple, une sorte de parler Tarzan dénué de syntaxe qui se serait développé progressivement à partir de l’apparition de l’HOMO ERECTUS (et que, du reste, les chimpanzés, stimulés par l’Homme, sont aptes à s’approprier d’une certaine façon).
Mais la grande question est : pourquoi la SYNTAXE est-elle apparue, et quand ?
J’ai, pour ma part, à ce propos, relevé dans ce livre une thèse qui m’a parue particulièrement séduisante : la syntaxe aurait vu le jour du fait d’un besoin de narration, en liaison directe avec la nécessité de resserrer les liens à l’intérieur de groupes humains où le développement cérébral aurait déjà atteint un tel stade que la conscience de soi de chaque individu, devenue de plus en plus prégnante, le portait à s’opposer aux autres membres de son propre groupe, parfois en usant de violence – ce qui, bien sûr, était très dangereux pour la cohésion des groupes d’Homo (et expliquerait peut-être, même, la disparition de l’Homme de Neandertal, ainsi que le fameux « goulet d’étranglement » génétique que le génome d’Homo sapiens, pour sa part, révèle, et qui montre que toute la population humaine actuelle est issue d’une population très restreinte, probablement originaire d’Afrique et que, par conséquent, notre espèce, elle aussi, a été, dans des temps reculés, fort proche de la disparition ! [pages 228, 229 et 230]). Dit autrement, si les Hommes ne s’étaient pas mis à « palabrer » et à raconter avec entrain, ils se seraient exterminés entre eux purement et simplement, à l’intérieur même des petites bandes qu’ils formaient à ces sombres périodes !
De là résulte peut-être la fameuse et tenace idée de la « magie du Verbe ».
Reste que cette thèse se base sur une analyse approfondie de la structure « narrative » de tous nos langages actuels.
Raconter (et écouter) des histoires « au coin du feu », le soir, ensemble, aurait abouti à mieux souder certains groupes D’HOMO SAPIENS ARCHAÏQUES – et donc, à éliminer (ou à réduire) les tensions plus ou moins menaçantes. Vive la veillée ! Et probablement, les toutes premières « histoires » ne furent-elles pas autre chose que celles qui répétaient sans cesse le récit des grands mythes fondateurs, lesquels constituent, on le sait, d’importants  universaux des sociétés humaines et jouent un rôle central dans la régulation culturelle des relations sociales à l’intérieur d’un même ensemble sociétal (les sociétés modernes, au reste, ne font nullement exception : songez à l’exemple patent du « nos ancêtres, les Gaulois », mythe fondateur national créé, de toute pièce, par la IIIe République française). Dans tous les cas, il s’agit là de raconter, à plus soif, un destin commun (sous la forme d’un mythe, pour le relier à quelque chose qui nous transcende, donc quelque chose d’impressionnant et d’impossible à contester pour qui croit en l’existence de puissances surnaturelles souveraines), afin de parvenir à implanter dans la tête des gens qui vivent ensemble qu’ils appartiennent, depuis la nuit des temps, à une histoire commune et « naturelle », voulue et engendrée par une ou plusieurs entités supérieures ( dieux ou héros divinisés), qui ont édicté toutes les règles auxquelles doit impérativement obéir l’ensemble du groupe « élu ». Voilà qui me parait très plausible. Le « sacré » et le langage auraient très bien pu émerger de concert.
Autre élément certain : pas de langage sans FACULTE DE LANGAGE. Et cette faculté-là, chez nous, est programmée biologiquement. Le langage proprement dit s’acquiert à partir d’elle, dès le plus jeune âge, grâce à la mimésis toujours en éveil, aux aguets de tous les très jeunes enfants et, bien entendu, par « bain social » et stimulation de l’entourage (éducation). Mais, une fois acquise, ancrée, la langue est une sorte de « prison ». Elle modèle bel et bien les façons de sentir, de penser d’un individu, et l’attache donc à une certaine culture particulière (celle de ceux dont il partage la langue). La langue constitue un ciment social de taille.
Les linguistes sont, par ailleurs, obsédés par la question centrale de la langue-mère.
Si nous descendons tous d’un groupe réduit d’Homo sapiens (ainsi que tendent à l’indiquer les travaux des généticiens), celle-ci a peut-être existé. Cependant, les langues actuelles (au nombre d’un peu plus de 6 000) ne peuvent guère être « suivies » dans le passé au-delà de – 8 000 ans ou – 10 000 ans avant l’ère chrétienne, ce qui est, au goût des spécialistes, une époque bien trop récente.
Le problème réside dans le fait que les langues, loin d’être des entités figées, évoluent, par le biais de la dérive linguistique ou par celui de l’emprunt, de manière relativement rapide. Beaucoup d’entre elles ont disparu (dont un bon nombre sans laisser de traces), beaucoup disparaissent encore en ce moment même, éliminées pour toujours par d’autres, lesquelles ont été, ou sont, portées par des peuples plus puissants, plus influents et/ou plus organisés, plus nombreux ou plus dynamiques (invasions – technologies – commerce – prospérité matérielle - culture – possession d’une écriture, sans oublier les génocides). On le constate donc, rien n’est simple et beaucoup d’incertitudes subsistent. On a, néanmoins, réussi à reconstituer ce que les linguistes nomment des MACROFAMILLES et des familles ancestrales : le PROTO-INDO-EUROPEEN (qui aurait, par la suite, « rayonné » à partir des bords de la Mer noire ou de la Turquie actuelle, au gré de migrations, jusqu’à l’Inde et jusqu’à l’Europe), le PROTO-BANTOU (qui a essaimé dans toute l’Afrique sub-saharienne : Afrique du centre, de l’ouest et du sud), le DENE-CAUCASIEN (très disséminées, les langues qui en dériveraient regrouperaient, assez curieusement, le Basque, certains parlers caucasiens et des langues pratiquées par les populations amérindiennes de l’Amérique du Nord/Nord-Ouest), les LANGUES KHOÏSANES ( qui concernent les peuples SAN d’Afrique du sud et qui, probablement, sont, avec le Basque et les idiomes mélanésiens, les langues les plus anciennes, les plus « fossiles » que compte l’espèce humaine), les LANGUES AFRO-ASIATIQUES (parlées dans les vastes territoires du Moyen-Orient, de la péninsule arabe, de l’Afrique du Nord et de l’Afrique de l’Est) (* 1), les LANGUES DRAVIDIENNES, très particulières (parlées dans le centre et le sud du sous-continent indien) et le PROTO-EAST-ASIAN (PEA) (qui remonterait au moment de la domestication des céréales, environ 6 500 ans avant l’ère chrétienne, dans la vallée du Fleuve Jaune, en Chine, et se serait par la suite divisé en plusieurs rameaux : le sino-tibétain-birman, l’austro-asiatique [Khmer-Viêt], le Thaï-Lao, les langues parlées par les montagnards de Chine et d’Indochine et les innombrables langues austronésiennes [qui embrassent Taïwan, la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines, la Polynésie et Madagascar]). Cependant, à ce sujet, certains débats font encore rage.
A en croire certains experts (p. 326),  Au travers [de certaines] analyses génétiques, force est […] de constater que les gènes et les langues suivent, dans une certaine mesure, une évolution parallèle. La langue représente une barrière culturelle souvent plus importante que les barrières naturelles […]. On choisit rarement […] un partenaire dont la langue nous est inintelligible. Certes. Pourtant (p. 342), D’autres travaux ont […] infirmé l’existence de corrélations indiscutables entre classification génétique des populations et classification des langues. Cavalli-Sforza lui-même a notamment reconnu que la corrélation entre distance génétique et distance linguistique était « extrêmement faible, sinon nulle (1992) ». Notons d’autre part que la génétique vise un objet d’étude lui aussi extrêmement complexe et, en conséquence, débouche parfois sur des résultats ambigus, voire contradictoires (ou apparaissant comme tels).
Une certitude émerge quand même, à côté de tout ceci (p. 370)  Toute expérience cognitive peut être rendue et classée dans n’importe quelle langue existante (Roman JAKOBSON) ; (p. 371) Les parlers sont multiples. Cependant, la faculté de langage est unique […], c'est-à-dire commune à toutes les populations humaines actuelles, de même que le langage articulé et syntaxique lui-même.
(p. 371) Il est possible de mettre en évidence des « universaux linguistiques », forgés par des propriétés générales ou des traits récurrents dans tel ou tel type de langue […].
Ainsi, au travers de la lecture de cet ouvrage, voyons-nous que l’Homme a fabriqué la langue, mais que cette dernière l’a également modelé. L’apparition de la syntaxe a vraisemblablement joué un rôle majeur dans la « révolution culturelle » qui s’est produite, chez nos ancêtres directs, il y a quelques 70 000 ans, et qui s’est traduite par l’ « invention » de la navigation en haute mer (sans laquelle le peuplement de l’Australie, qui remonterait à plus de 60 000 ans, n’aurait pas été possible), comme par l’apparition des peintures rupestres et autres « graffitis » abstraits, au Paléolithique supérieur (Blombos, en Afrique du Sud, daté de – 90 000 ans, Lascaux, Altamira, grottes du Tassili bien plus tard – de toutes façons ces manifestations rupestres sont présentes sur tous les continent, à des époques diverses).
Le langage syntaxique représente un très grand pas en direction de l’abstraction (il nous sort de l’information sur l’ici et maintenant). Même si, en tant que « code » (* 2), il laisse passablement à désirer (p. 242 [malgré leur] richesse –ou peut-être à cause d’elle, les langues humaines sont des codes grossièrement défectueux ! […] les phrases des langues humaines sont typiquement compatibles avec un éventail ouvert d’interprétations ; p. 243 […] les énoncés comportent des ambigüités de sens et des indéterminations référentielles […] ).  
richesse sémantique  et  défectuosité en tant que code caractérisent à l’évidence toutes nos langues.
Notre langage, ainsi, se complait dans une indéniable carence en précision, voire en logique. N’est-ce pas étrange ?
D’après ce qu’en dit cet ouvrage (p. 245), ce phénomène des plus surprenants serait à mettre en relation étroite avec ce que les psychologues appellent LA THEORIE DE L’ESPRIT (capacité qu’ont les êtres humains d’attribuer des états mentaux à autrui […]), laquelle, soit dit en passant, existe également chez les chimpanzés.
Le langage humain répond donc à des impératifs sociaux bien plus que strictement et immédiatement informatifs et utilitaires. Son but est plus d’agir sur l’autre, sur les autres […] (p. 45) que de les informer stricto sensu.
Que conclure ? Et si le langage était une manifestation de créativité, de désir de « séduire » (ce mot devant être pris, ici, dans son acception la plus étendue) ? Un outil de manipulation ? Un jeu ? Le véhicule et en même temps le moteur de tout imaginaire – et en particulier de tout imaginaire partagé/partageable ? Une possibilité (précieuse) de s’abstraire de la pression du monde en s’en évadant malgré tout ? Une recherche de possibilité abstraite d’agir sur le monde (dans un contexte de « pensée magique ») ?
L’espèce humaine Homo sapiens n’aurait-elle pas pu s’en passer ? Peut-être…reste qu’elle aime parler, tout comme écouter (et s’écouter) parler (d’où le charisme des bons orateurs) et qu’elle ne peut s’empêcher, pour communiquer, de créer des langages syntaxiques (* 3).



P. Laranco.





(* 1) page 239 : un code est un ensemble d’associations entre […] un message et un signal

(* 2) Précisons qu’au plan génétique, les locuteurs des deux très vastes ensembles linguistiques regroupant, d’une part, les populations pratiquant des parlers indo-européens (Nord de l’Inde, Bangladesh, Pakistan, Afghanistan et, en partie, Sri Lanka, Iran, Arménie, Kurdistan, Russie, Ukraine, ensemble  européen, la Finlande, la Hongrie et le Pays-Basque exceptés) et les populations linguistiquement rattachées à l’ensemble baptisé afro-asiatique (comprenant l’Arabe, l’Hébreu, les langues Berbères de l’Afrique du Nord, du Sahara et des îles Canaries et les langues « nilotiques » pratiquées au Soudan, en Érythrée, en Ethiopie, en Somalie et, partiellement, au Kenya et en Tanzanie de même qu’au Rwanda et au Burundi)  sont très proches.


(* 3) Comme le prouve, par exemple, l’émergence des divers CRÉOLES, auxquels le livre consacre un article particulièrement intéressant, et qui, si l’on en croit son auteur, seraient tous issus de PIDGINS (c'est-à-dire de proto-langages initialement utilisés lorsque deux populations ne se comprenant pas linguistiquement se retrouvent en contact et, donc, obligées de communiquer) transformés en langues créoles par les enfants de la première génération d’esclaves déportés aux Îles .

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire