vendredi 19 septembre 2014

Lecture : Judith STONE, "L’ENFANT NOIRE AUX PARENTS BLANCS – Comment l’apartheid fit changer Sandra Laing trois fois de couleur", Payot, 2008.


Paradoxe : la colonisation a créé les métis. En fondant son existence sur tout un système, bien connu, de classification à visée hiérarchisante des « races », c’est elle qui a installé, tant dans les faits que dans le domaine des modes de pensée, l’idée même de « sangs mêlés », de population intermédiaire entre deux couleurs, deux appartenances ethniques et/ou deux appartenances culturelles.
Cependant, dès le départ, les métis ont représenté un motif de méfiance, un prétexte à sentiment de menace. Assis entre deux – ou même plusieurs – « chaises », ils mettaient en cause, par leur seule existence, par leur seule présence, la rigidité d’un système qui n’avait qu’un seul intérêt : celui de postuler et de maintenir bien vivante dans les esprits l’idée que dominants et dominés, étant fondamentalement, par essence différents et donc « à des années-lumière » les uns des autres, il ne pouvait y avoir, entre eux, de conjonction, de mélange, de confusion que par « accident » et/ou par « transgression » quasi perverse.
Le métissage, par définition, menace de brouiller les cartes, de gommer, de gauchir les frontières bien nettes, les places bien tranchées, de faire voler en éclats les définitions et les schémas cognitifs de la pensée courante.
Fondamentalement, il touche à l’identité des groupes humains, lui porte atteinte. Un système comme le système colonial – qui, depuis le début du XVIe siècle, marque de son empreinte l’ensemble de notre planète – ne peut s’en accommoder.
Aujourd’hui encore, même dans un contexte ultra-libéral et ultra-branché de société postmoderne prétendument mondialisée et « post-raciale », l’existence de familles à sangs mêlés à l’intérieur desquelles des individus « cafés- au- lait », voire noirs et des individus à peau blanche et à l’aspect extérieur totalement européen coexistent (en vertu d’une certaine « loterie » génétique dont, très longtemps, on ignora – ou prit le parti d’ignorer – presque tout) provoque assez souvent des réactions d’incrédulité symptomatiques d’une certaine gêne.
Est-ce parce qu’au fond, notre monde est toujours l’héritier de la colonisation ?
Est-ce, plutôt, dû à un plus vieux réflexe lié à l’identité de groupe ?
Difficile à dire.
L’histoire de la malheureuse Sandra LAING parait, au public international « éclairé », bourgeois du début du XXIe siècle bien aberrante, à juste titre.
C’est une histoire emblématique de la colonisation, de l’apartheid.
Mais je la trouve passionnante…car, si crue, si agressive nous paraisse-t-elle, elle pointe du doigt, avec une grande force, la question du métissage, de ce qu’il représente dans nos schémas mentaux – de LA PLACE DU METIS.
Le métis a-t-il une place quelconque dans la société humaine actuelle – telle qu’elle se donne toujours à voir : majoritairement divisée, constituée d’entités culturelles et de peuples bien distincts et, souvent, accrochés à leurs spécificités, à leurs différences (même si, de plus en plus, progresse et tend à s’ériger pour modèle la notion de « melting-pot », du fait de l’influence étasunienne) ? Peut-on l’obliger à effectuer des choix entre ses diverses « appartenances », à nier ses divers tiraillements ? Le peut-il ?
Cessera-ton, un jour, de le harceler pour qu’il fasse des choix, pour qu’il se fonde artificiellement dans des « identités-blocs » qui, au fond, ne le concernent et ne le concerneront jamais que de manière partielle, pour qu’il se fasse oublier et, surtout, fasse oublier sa dérangeante ambigüité en adhérant pleinement à des groupes rigidement définis ? Le peut-il, sans se « schizer », s’automutiler – et s’aventurer aux lisières du trouble mental ?
Le métissage est-il véritablement l’avenir de l’Homme et si oui, sous quelle forme ?
Voilà quelles sont, au bout du compte, les réflexions – et les questions – que m’inspire ce livre.
Sandra Laing fut une des victimes de la guerre faite au métissage.
Une guerre dont l’humanité, aujourd’hui encore, parle très peu. Une guerre que l’on doit à l’hyper-rigidité coloniale. Une violence que l’on doit, aussi, plus généralement, plus en arrière-plan, au souci qu’a le cerveau humain de trier, de catégoriser et de coller des étiquettes bien stables, bien nettes, à la difficulté certaine qu’il éprouve – peut-être par nature – à gérer ce qui est du ressort de la complexité, de l’ambigüité, de l’état-frontière.
Le drame de Sandra Laing, c’est, bien sûr, qu’elle vivait en Afrique du Sud, au plus fort de l’apartheid (et dieu sait si, au passage, ce livre nous en dit long sur ce pays). Mais, plus encore peut-être, son drame était que L’ON NE SAVAIT PAS OU LA PLACER. On a été jusqu’à lui dénier la moindre place au cœur même de sa propre famille.
Cela, je le répète, nous parait on ne peut plus aberrant…Il n’empêche que c’est, aussi, le reflet d’une profonde logique.
Dans un système à logique coloniale, il ne pouvait pas en aller autrement.
La colonisation est, avant toute autre chose, soulignons-le, une VIOLENCE. Et cette violence, plus que tout autre, c’est le métis qui la porte en lui. Elle est, en quelque sorte, plantée, comme une hache, au beau milieu de son crâne. Inscrite dans la moindre de ses fibres, de ses cellules. Tel un cancer.
Peut-être est-ce, aussi, pour cela que le métissage interpelle, gêne. Qu’il se prête aussi automatiquement, aussi « naturellement » pourrait-on presque dire soit aux chants louangeurs, soit aux manifestations de réprobation (plus ou moins franches) – rarement aux positions intermédiaires, plus neutres, moins excessives.
Notre société, notre monde actuel – si bellement « mondialisé » - est, et reste construit sur la base d’une rencontre inégalitaire des cultures. Il semble, à l’heure qu’il est, ménager davantage de place aux métis et au métissage. Mais n’est-ce pas qu’apparence, que poudre aux yeux, qu’écume somme toute superficielle ? N’est-ce pas que version « cool », version « soft », réarrangement de la bonne vieille colonisation-mère ?
Pourquoi ne dit-on jamais de Barack OBAMA qu’il est métis ? Comment interpréter la (dangereuse) persistance du fossé Nord-Sud ? Et que dire des crispations identitaires qui, un peu partout, surgissent, progressent ?
L’ « amour du métissage » ne concerne-t-il pas, à tout prendre, que quelque milieux bobos, que quelques franges privilégiées, qui « trouvent que cela fait bien » - parce que c’est « tendance », au même titre que le Dalaï-lama ?
Dès les tout débuts de l’ère coloniale, on a douté du métis. Dés cette époque, sa position hybride le vouait au non-choix, synonyme, aux yeux des divers groupes, de duplicité, voire de trahison.
Longtemps, il a porté sur ses épaules le faix très lourd du « péché » qu’ont représenté, dans l’optique du colon Blanc et chrétien, les attirances et les unions « contre-nature » qui le portaient, assez souvent, vers les bras des femmes de couleur.
Si Sandra Laing « faisait tâche », si elle « souillait » à ce point la « blanchitude » de sa famille, n’était-ce pas parce qu’elle constituait le rappel de certaines (anciennes) « faiblesses charnelles » difficilement assumables en contexte ultra-puritain et en situation ouverte de ségrégation raciale ?
Le drame métis existe. Et l’histoire, à la fois très logique et « kafkaïenne » de Sandra Laing en est bien la preuve. Pour la bonne et simple raison que les métis ne « devraient » pas exister. Parce que leur existence même est quelque chose de non-planifié, quelque chose d’indésirable. Parce que la condition métisse a, en soi, une dimension fortement SUBVERSIVE.
Sandra Laing, quant à elle, a été, au plein sens du terme, persécutée. Les traumatismes qu’elle a dû à sa condition de métisse à l’intérieur d’une famille « blanche » qui ignorait tout du mélange de sangs secret (et donc nié) qu’elle portait en ses gènes l’ont abimée, perturbée jusqu’à, au bout du compte, la jeter dans la misère « noire » (c’est bien le cas de le dire) des townships et autres bantoustans. La maltraitance que lui ont fait subir sa famille et la société sud-africaine dans son ensemble a détruit, en elle, toute forme, toute possibilité d’estime de soi, allant même jusqu’à amoindrir gravement ses capacités mentales du fait de l’amnésie traumatique et de l’avachissement dans la passivité qu’elle a induit chez elle.
Situation extrême, passablement caricaturale ? Peut-être…
Situation à la mesure de l’extrémisme mortifère propre au régime d’apartheid : sans nul doute.
Mais situation qui a, au moins, le « mérite » de nous désigner – comme par un effet de loupe – la souffrance, le déchirement consubstantiels à une condition en soi au mieux assez inconfortable, au pire  tragique.
Oui, le sempiternel besoin de points de repère qu’a l’Homme peut tuer ; oui, les définitions et les identités qui en découlent portent en elles une certaine violence ; oui, les groupes qui se « posent en s’opposant » les uns aux autres font très mal ; oui, les piédestaux sur lesquels ont l’habitude de se placer les uns impliquent une atteinte profonde à la vie des autres ; qu’on se le dise !


P. Laranco.

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